La crise du Commentaire (Roland Barthes)
Extrait issu du livre « Critique et Vérité*»
Or voici
que, par un mouvement complémentaire, le critique devient à son tour écrivain.
Bien entendu, se vouloir écrivain n’est pas une prétention de statut, mais une
intention d’être. Que nous importe s’il est plus glorieux d’être romancier,
poète, essayiste ou chroniqueur ? L’écrivain ne peut se définir en termes de
rôle ou de valeur, mais seulement par une certaine conscience de parole. Est écrivain
celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non
l’instrumentalité ou la beauté. Des livres critiques sont donc nés, s’offrant à
la lecture selon les mêmes voies que l’œuvre proprement littéraire, bien que
leurs auteurs ne soient, par statut, que des critiques, et non des écrivains.
Si la critique nouvelle a quelque réalité, elle est là : non dans l’unité de
ses méthodes, encore moins dans le snobisme qui, dit-on commodément, la
soutient, mais dans la solitude de l’acte critique, affirmé désormais, loin des
alibis de la science ou des institutions, comme un acte de pleine écriture.
Autrefois séparés par le mythe usé du « superbe créateur et de l’humble
serviteur, tous deux nécessaires, chacun à leur place, etc. », l’écrivain et le
critique se rejoignent dans la même condition difficile, face au même objet :
le langage.
Cette
dernière transgression, on l’a vu, est mal tolérée. Et pourtant, quoiqu’il
faille encore batailler pour elle, elle est peut-être déjà dépassée par un
nouveau remaniement qui vient à l’horizon : ce n’est plus seulement la critique
qui commence cette « traversée de l’écriture 63 », dont notre siècle sera
peut-être marqué, c’est le discours intellectuel tout entier. Il y a quatre
siècles, déjà, le fondateur de l’ordre qui a le plus fait pour la rhétorique,
Ignace de Loyola, laissait dans ses Exercices spirituels le modèle d’un
discours dramatisé, exposé à une autre force que celle du syllogisme ou de l’abstraction,
comme la perspicacité de Georges Bataille n’a pas manqué de le relever 64.
Depuis, à travers des écrivains comme Sade ou Nietzsche, les règles de l’exposé
intellectuel sont périodiquement « brûlées » (aux deux sens du terme). C’est
cela, semble-t-il, qui est ouvertement en cause, aujourd’hui. L’intellect
accède à une autre logique, il aborde la région nue de « l’expérience intérieure
» : une même et seule vérité se cherche, commune à toute parole, qu’elle soit
fictive, poétique ou discursive, parce qu’elle est désormais la vérité de la
parole même. Lorsque Jacques Lacan parle, il substitue à l’abstraction
traditionnelle des concepts une expansion totale de l’image dans le champ de la
parole, de façon qu’elle ne sépare plus l’exemple de l’idée, et soit elle-même
la vérité. À un autre bord, rompant avec la notion ordinaire de « développement
», Le Cru et le cuit, de Claude Lévi-Strauss, propose une rhétorique nouvelle
de la variation et engage ainsi à une responsabilité de la forme qu’on est peu
habitué à trouver dans les ouvrages de sciences humaines. Une transformation de
la parole discursive est sans doute en cours, celle-là même qui rapproche le critique
de l’écrivain : nous entrons dans une crise générale du Commentaire, aussi
importante, peut-être, que celle qui a marqué, relativement au même problème,
le passage du Moyen Âge à la Renaissance.
Cette crise
est en effet inévitable à partir du moment où l’on découvre – ou redécouvre –
la nature symbolique du langage, ou, si l’on préfère, la nature linguistique du
symbole. C’est ce qui se passe aujourd’hui, sous l’action conjuguée de la
psychanalyse et du structuralisme. Pendant longtemps, la société
classico-bourgeoise a vu dans la parole un instrument ou une décoration ; nous y
voyons maintenant un signe et une vérité. Tout ce qui est touché par le langage
est donc d’une certaine façon remis en cause : la philosophie, les sciences
humaines, la littérature. Voilà sans doute le débat dans lequel il faut
aujourd’hui replacer la critique littéraire, l’enjeu dont elle est en partie
l’objet. Quels sont les rapports de l’œuvre et du langage ? Si l’œuvre est symbolique,
à quelles règles de lecture est-on tenu ? Peut-il y avoir une science des
symboles écrits ? Le langage du critique peut-il être lui-même symbolique ?
*Barthes Roland. Critique et vérité. Paris : Seuil, 1966.
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