Dire sans nommer: le langage introuvable de la sexualité physique


Non observable et peu objectivable, la sexualité physique est également difficile à conter et à dire, bien que facile à suggérer métaphoriquement. Il n'existe pas de termes du langage ordinaire pour nommer les actes physiques de la sexualité. Ceci est en partie lié au caractère récent de l'autonomisation de la sphère de la sexualité par rapport à d'autres sphères de la vie humaine. Les registres sémantiques possibles sont d'une part le registre argotique («pipe»), évoquant une transgression, voire une spécialité de prostitution, d'autre part le langage technique de la sexologie (fellation). Mais la façon la plus courante et la plus universelle d'évoquer l'activité sexuelle est à travers des termes ordinaires utilisés de manière métaphorique dans le contexte de l'amour physique, et qui permettent de dire sans nommer explicitement. Un coup d'oeil sur les dictionnaires érotiques fait apparaître que les très nombreux termes désignant le coït ne sont pas des termes spécialisés, mais des mots empruntés aux activités humaines les plus diverses: «Il n'est guère de verbe actif, et plus particulièrement de verbe transitif, ni de nom d'agent, d'instrument ou de patient, qui ne contienne une image sexuelle en puissance, prête à se concrétiser au moindre clin d'oeil» (P. Guiraud, 1978, p. 109). Ainsi les verbes les plus courants peuvent tous servir à désigner des actes sexuels: faire, prendre, mettre, venir, entrer, sortir, et dans d'autres langues que le français, manger, donner. Cette abondance de termes non spécifiques (plus notable encore pour la désignation des organes sexuels) illustre bien le caractère non nommable des pratiques sexuelles.

Dans les enquêtes sur les comportements sexuels, qui se sont multipliées à partir de la seconde moitié des années 1980 avec l'irruption du sida, un des problèmes récurrents reste d'ailleurs toujours celui du mode de questionnement et du langage à utiliser pour aborder les pratiques des personnes interrogées (A. Spira, N. Bajos et ACSF, 1993, p. 57-60; H. Lagrange et B. Lhomond, 1997, p. 22; A. Johnson, J. Wadsworth et al., 1994, p. 24; M. Hubert, N. Bajos et T. Sandfort, 1998). Sur certains thèmes, la difficulté est considérée comme trop grande: ainsi les responsables de l'enquête britannique ont-elles décidé «à regret» de supprimer toute question sur la masturbation, à la suite de la pré-enquête, parce que «l'évocation de cette pratique avait provoqué le dégoût et la gêne des personnes interrogées» (op. cit., p. 146). Des stratégies complexes sont imaginées pour que les enquêtés désignent leurs pratiques, sans avoir à les nommer ouvertement en face à face (D. Le Gall, 1999). Un cadre partiellement contradictoire est d'abord construit: on cherche à créer une relation de confiance entre enquêteur et enquêté, fondée sur une préoccupation partagée de santé publique, mais on introduit une distance entre eux (enquête par courrier, par téléphone, ou parties auto-administrées sur les thèmes sensibles dans les enquêtes en face à face). En second lieu, on utilise des techniques évitant aux personnes interrogées d'avoir à dire explicitement ce qu'elles ont fait. Ainsi, dans une enquête sur les comportements des jeunes dans le contexte du sida, effectuée en France en 1994, en face à face (H. Lagrange et al., op. cit.), lorsque venait le moment d'aborder les pratiques sexuelles effectuées, l'enquêteur présentait une carte comprenant une liste numérotée de pratiques, décrites d'une phrase, et leur demandait de lui indiquer les numéros des actes effectués. Les actes étaient techniquement décrits sur la carte (ex.: «Vous avez caressé le sexe de votre partenaire»), mais ils ne recevaient pas de nom, et le jeune interrogé n'avait pas à les nommer. Les numéros qu'il donnait symbolisaient la neutralité de la description, si difficile à atteindre dans le domaine de la sexualité (ex.: «J'ai fait le 2, le 7 et le 8»). Cette acrobatie descriptive tient à ce que le fait de nommer des pratiques sexuelles est toujours considéré comme un acte aux conséquences potentiellement incontrôlables, au même titre que le fait de les montrer.

Si l'on ne nomme pas les pratiques sexuelles, ce n'est pas seulement faute de mots, mais aussi en raison du danger qu'il y a à nommer ces choses. «Un entretien sur la sexualité, même s'il s'agit d'une interview scientifique, est en lui-même une forme d'interaction sexuelle» (G. Devereux, 1980, p. 160). Même avec les confidents et les proches, on parle peu et peu explicitement de sexualité (C. Bidart, 1997). Les confidents savent qu'ils s'impliquent personnellement, voire se mettent en danger à travers la confidence. C'est en partie pour cette raison qu'il y a entre eux une forme d'autorestriction dans l'évocation de la vie sexuelle personnelle, qui permet de limiter l'implication dans la relation. On ne parle explicitement de pratiques sexuelles qu'en situation d'intimité sexuelle ou, éventuellement, de consultation médicale(7). Si l'on est déjà très prudent avec ses confidents, la résistance est encore plus forte lorsqu'une personne est sollicitée par un inconnu pour évoquer son activité sexuelle. Dans les enquêtes par entretien sur la vie personnelle et affective, l'activité sexuelle n'est à peu près jamais mentionnée. L'interprétation suivante peut être proposée: les sujets sollicités manifesteraient par cette résistance un refus farouche de l'objectivation de leurs actes sexuels par le langage, et refuseraient ainsi que leurs pratiques sexuelles soient traitées comme un objet indépendant des significations qu'elles ont pour eux.

La réticence à évoquer précisément ses pratiques sexuelles traduit, dans la plupart des cas, la prégnance d'une «construction amoureuse du rapport à la vie amoureuse et sexuelle» (T. Apostolidis, 1993). Pour la majorité des individus, isoler par le langage les pratiques qui ont lieu pendant un rapport sexuel serait en relativiser dangereusement la signification conjugalo-affective. Parler trop explicitement de ses pratiques sexuelles dénoterait une attitude exagérément «affranchie» («obsédé(e)», «nympho», exhibitionniste), voire vénale à l'égard de la sexualité(8). Invités à évoquer leur activité sexuelle, les sujets ne savent que livrer les étapes d'une relation: les pratiques sexuelles ne sont pas nécessairement perçues, tant elles sont «prises» dans les relations. Les expériences sexuelles positives sont désignées comme des moments de tendresse, de fusion, de passion intenses. Les mauvaises expériences sont rattachées à l'ennui, la mésentente, la froideur, l'indifférence et le manque d'attention du partenaire. Le sexuel est totalement enfoui sous l'affectif ou le psychologique, comme dans ce récit de premier rapport malheureux fait par une jeune femme, dix ans après l'événement: «J'étais avec un garçon qui n'a pas su faire attention à moi, à ma sensibilité et qui est allé droit au but... sans vraiment prendre de précautions et... ça m'a fait très mal après, enfin moralement» (B. Leblanc et al., 1994). Le déroulement du rapport et le déplaisir physique ne peuvent être dits légitimement qu'en termes moraux et relationnels.

La lecture strictement affective ou psychologique de la sexualité, qui en gomme les aspects physiques, se distingue nettement d'une autre forme de réticence, qui peut être qualifiée d'identitaire: dans ce cas, les sujets font le silence sur certaines pratiques sexuelles parce qu'elles ne correspondent pas à l'identité ou au stéréotype du groupe. Dans son étude sur les travestis et les homosexuels de Mexico, Annick Prieur en donne un exemple caractéristique (A. Prieur, 1998). Il existe en pratique une forte bisexualité masculine dans les quartiers populaires de la capitale mexicaine, mais qui n'est jamais reconnue comme telle. Un homme ayant des pratiques homosexuelles passives (c'est-à-dire qui est pénétré par son partenaire) est appelé un joto/jota. Il effectue souvent un travail important sur son corps, outre le travestissement, pour se donner une apparence féminine (A. Prieur, 1996). Homme efféminé, le joto/jota est exclu symboliquement du groupe des hommes. Ses partenaires sexuels sont généralement des hommes qui ont des rapports avec des femmes. Clients ou amants des jotos, ils préservent néanmoins leur identité d'hommes normaux, hétérosexuels: ils restent de vrais hommes, dénommés mayates (ou machos) à condition de ne jamais prendre le rôle passif (ne jamais se laisser pénétrer). Pour rester un mayate et conserver les profits symboliques de la masculinité, un homme d'apparence masculine doit donc toujours veiller à ne pas dire ni laisser dire qu'il a été pénétré par un joto, et il ne le reconnaîtra jamais, même si, selon Annick Prieur, cela arrive bien souvent. La résistance très forte des mayates à évoquer leurs pratiques sexuelles, éventuellement passives, est liée à cette volonté de ne pas laisser mettre en doute leur identité virile, enjeu crucial dans la culture mexicaine. Des exemples similaires ont été décrits au Brésil (P. Fry, 1982; R. Parker, 1991), ainsi que dans d'autres cultures.

Le phénomène analysé par André Béjin (A. Béjin, 1993) de la sous-déclaration, dans les enquêtes sur les comportements sexuels, des pratiques de masturbation par les femmes (en particulier les jeunes femmes) traduit également une réticence à dire, qui peut être aussi bien rattachée à l'interprétation identitaire qu'à l'interprétation psychoaffective. Cette réticence est spécifiquement féminine, la masturbation étant inscrite dans les représentations de la masculinité: les hommes n'ont pas de difficulté à reconnaître qu'ils se sont masturbés alors que, en revanche, pour la plupart des femmes, reconnaître une pratique sexuelle solitaire, qui ne peut pas trouver sa place dans l'histoire d'une relation, ferait en quelque sorte perdre la face.

Le caractère indicible de la sexualité physique ne s'interprète pas comme inadéquation ni comme insuffisance du langage. Ni résistance consciente au dévoilement d'une vérité intime que l'individu dissimulerait systématiquement, ni incapacité à percevoir (non-conscience) ce que font les corps, la difficulté à dire l'activité sexuelle est liée au fait que rien de sexuel n'advient qui n'ait été construit auparavant comme script (voir l'article de J. Gagnon dans ce numéro; J. Gagnon et W. Simon, 1973). Dans cette perspective, les actes de la sexualité ne peuvent être appris, produits, perçus et vécus sans la médiation et le filtre des scripts, grilles narratives qui définissent les contextes, les acteurs et la séquence des pratiques d'une situation sexuelle. Interrogés sur eux-mêmes, les individus ne peuvent dire leurs actes que dans le langage des scripts, qui sélectionnent les éléments significatifs, découpent l'activité sexuelle en unités discrètes et douées de sens, et relient le sexuel au non-sexuel. Les sociétés occidentales développées sont caractérisées par la nomination complice d'un script positif, conjugalo-affectif, de la sexualité et de son antithèse indissociable, le script de la pulsion, qui représente la sexualité comme recherche compulsive du plaisir.

Alors même qu'elle est invisible et indicible pour les individus, l'activité sexuelle est l'objet de prescriptions, d'interventions et de discours publics. Dans le langage de la théorie des scripts, on peut dire qu'il existe des scénarios culturels qui, à toutes les époques historiques et dans toutes les cultures, ont classé et caractérisé l'activité sexuelle et en ont structuré la perception. Classer et censurer la sexualité à sa périphérie a d'abord été une façon de contrôler les rapports sociaux; avec l'émergence d'une sphère autonome de la sexualité, les descriptions et caractérisations de l'activité sexuelle sont devenues un élément des «disciplines de soi», et donc de la connaissance psychologique de soi

Michel Bozon (Les significations sociales des actes sexuels)

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