Que pensez-vous de la formule : « la liberté ou la mort »* ? (Marcel Conche)

J’ai horreur des dilemmes brutaux, et je pense le plus grand mal de cette
formule. Car je n’aime pas être mis au pied du mur, même si je n’ai aucune
peine à avouer que, préférant la liberté intérieure à toute autre, je préfère, au
moins pour moi-même (car je puis risquer ma vie pour d’autres), l’esclavage
à la mort.

Le 1 octobre 1791, l’Assemblée législative prête le serment de « vivre
libre ou de mourir ». Oui : devant le peuple qui occupe les tribunes et vous a à
l’œil, et chaque député devant son voisin. Belle liberté ! chantage plutôt : si tu
ne fais pas chorus, tu es, cela va de soi, un « mauvais patriote », un « ennemi
du peuple », un « lâche ». Personnellement, j’aurais juré, comme tout le
monde, mais avec la ferme intention de ne point suivre d’autre mot d’ordre que
les conseils judicieux que je me donne à moi-même.

En 1793, Danton, se voulant pathétique, propose le serment : « Ou nous
nous vouons tous à la mort, ou nous anéantirons les tyrans ! » Serment aussitôt
prêté par tout ce qu’il y a de députés sur les bancs de la Convention. Où est la
Révolution ? Le serment est une coutume ancienne, du temps où l’on prenait
les dieux ou Dieu à témoin, et que les révolutionnaires eussent dû abolir. Mais
ils n’allaient pas au fond des choses. Je n’ai aucun respect pour la forme du
serment. Jurer serait comme exercer une sorte de chantage vis-à-vis de moi-
même. Je n’ai pas besoin de jurer pour tenir mes promesses. Je n’en ai jamais
fait aucune que je n’aie tenue.
L’alternative implique un « choix entre deux possibilités » (Petit Larousse),
mais le dilemme une « obligation de choisir » (ibid.), un choix « impératif »
(Dictionnaire de notre temps, Hachette), une « mise en demeure »
(Vocabulaire de Lalande). Tel est le cas présent. Vous êtes pris dans un étau.

Le dilemme lui-même nie la liberté — qu’il affirme pourtant dans l’un des
termes. Vous voulez la liberté ? Alors ne me mettez pas en demeure de choisir
« la » liberté — votre liberté.

Car le dilemme est de mauvaise foi. Les champions de la liberté n’entendent
pas vous laisser libre de comprendre autrement qu’eux le mot « liberté ».
Marat, dans L’Ami du peuple, parle continuellement de « liberté » et de
« mort » — de mort pour les ennemis de « la » liberté. Il trouve que l’on tue
trop peu : « Cinq à six cents têtes abattues dès le jour de la prise de la Bastille
nous auraient donné pour toujours paix, liberté, bonheur » (n 223,
17 septembre 1790). « Cinq à six cents… » Les villes insurgées sont traitées
comme les individus. Barrère lance l’anathème contre Lyon : « Lyon fit la
guerre à la liberté, Lyon n’est plus. » « La liberté doit vaincre à tel prix que ce
soit », dit Saint-Just : cela signifie que le citoyen ne sera plus protégé par la
loi. Camille Desmoulins proteste, dans Le Vieux Cordelier au nom… de la
liberté. On le tue : la liberté porte en elle la mort. La terreur est le corrélat de
la liberté : « Domptez par la terreur les ennemis de la liberté, dit Robespierre,
et vous aurez raison, comme fondateurs de la république. Le gouvernement de
la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie » (cité par
Mignet, Histoire de la Révolution française, Bruxelles, 1824, p. 307). Car le
« despotisme » de la liberté n’a, bien sûr, rien à voir avec cette chose odieuse
que serait une tyrannie de la liberté !

Ne croyez pas que je sois du côté des adversaires de la Révolution
française. Je vois les athlètes sur le stade et les admire. Je réclame simplement
le droit, pour le philosophe, de rester dans les tribunes. — Mais la Révolution
change l’ancien état de choses. N’étant pas des privilégiés, vous allez en
bénéficier, et cependant vous n’aurez rien fait, alors que d’autres auront risqué
leur vie pour la liberté. — Oui, de même que je bénéficie de la pluie d’orage,
alors que je n’ai rien fait pour amener l’orage. — Vous auriez dû combattre
pour la liberté, fût-ce au risque de perdre la vie. — « Vous auriez dû » :
laissez-moi la liberté d’en juger. En réalité, j’ai, moi aussi, l’amour de la
liberté, et je puis aussi risquer ma vie pour elle, mais à la condition que ce ne
soit pas en mauvaise compagnie. Il me faut une ambiance de fraternité et de
tolérance. Sinon, je ne vaux rien. Du reste, si je veux bien risquer ma vie, je ne
tiens pas à être mort, même « pour la liberté ». Et je préfère être un
« esclave » sous le tyran Louis XVI qu’un « patriote » mort sur l’échafaud
avec la consolation de laisser mon nom au « Panthéon de l’histoire ».

*Vivre et philosopher - Marcel Conche - Librairie Générale Française, 2011.


Aucun commentaire

Fourni par Blogger.