Les frontières dans les têtes

Yves Charles Zarka, philosophe et professeur, écrit dans Le Monde du 1er juin : “L’un des paradoxes du problème de l’immigration tient au fait qu’il est perçu à des périodes différentes, dont la nôtre, comme nouveau et d’une urgence encore inconnue, alors qu’il reproduit un schéma quasi identique, jusqu’au vocabulaire employé, depuis les dernières décennies du xixe siècle. Il y a, en quelque sorte, une structure identique du problème et des arguments récurrents.”
Et, citant les travaux de Gérard Noiriel, il répertorie les trois sempiternelles menaces associées à l’immigré. Il représente un danger (politique, militaire), une concurrence déloyale (économique) et serait proprement inassimilable (ethniquement, religieusement, culturellement). “Ces trois dimensions constituent la matrice idéologique des arguments qui stigmatisent l’immigration, mais aussi des fantasmes et des passions qui leur sont associés”, non seulement à “l’extrême droite”, “mais aussi [chez] certains courants politiques républicains”.
Et le philosophe de pointer : “Les termes du problème de l’immigration relèvent d’une construction idéologique, nullement de la constatation d’un état de fait, qui accrédite la mise en place de mesures à la fois législatives et politico-policières. Prendre la construction idéologique pour la réalité, c’est faire passer l’aveuglement pour de la clairvoyance et donner licence à tous les fantasmes et à toutes les peurs […].”
Quand la peur se déclenche, quand elle s’étend, on ne sait jusqu’où elle peut aller. […] L’hostilité envahira tout l’espace social par extensions successives”, prévient l’auteur. Ainsi de la peur à l’hostilité et de l’immigré à on ne sait encore trop qui, il n’y aurait qu’un pas… “Le code de la peur se rime avec potence”, chantait Léo Ferré.
Pour autant, “l’idée d’une fermeture complète des frontières n’est ni possible, ni souhaitable. Comment imaginer qu’un enfermement sur soi-même autour d’une identité fantasmée pourrait protéger la France contre les dangers qui viendraient de l’extérieur et pourrait lui permettre de retrouver sa grandeur dans le monde ? Le résultat serait exactement inverse”.
Citant le “déclin de quatre siècles de l’Espagne au sortir de son Siècle d’or […] qui la fit passer du statut de première puissance du monde à celui de pays sous-développé à la mort de Franco”, Yves Charles Zarka demande : “Est-ce cela que l’on veut ? Le déclin serait même aujourd’hui plus rapide à l’âge de la mondialisation. Mais dire cela, ce n’est pas plaider pour l’abolition des frontières. Soutenir une abolition des frontières serait tomber dans une illusion symétrique de la précédente. Un monde sans frontières serait un désert peuplé d’individus interchangeables. Un cauchemar. Mais les frontières ne sont pas des murs qui doivent nous séparer et nous enfermer, ce sont des lieux d’identification (linguistique, juridique, politique, etc.) mais aussi de passage et de rencontre.”
Cela n’est pas très éloigné de ce qu’écrit Peter Sloterdijk dans Libération le 23 mai. Le philosophe allemand prévient que “l’interdépendance” est la condition de “la survie commune”. Il avance alors le concept de “co-immunauté” qui marie les termes de communauté et d’immunité : “Le concept de co-immunauté implique l’impératif de la survie commune. Nous ne pouvons pas construire la survie des uns sur la disparition des autres, ce qui a été depuis le xviiie siècle l’inspiration de tous les discours racistes en Europe. Les penseurs des contre-Lumières ont bien vu que l’éthique universaliste entrait dans une situation critique et ont forgé la doctrine de l’égoïsme sacré des collectivités préférées. […] Mais, prévient Sloterdijk, il faut se méfier, il existe toujours un racisme muet, l’idée que l’on peut mieux survivre en abandonnant les autres : pour la conscience quotidienne, les concepts ethniques et familialistes sont encore très présents. Nous n’avons pas encore compris qu’il faut survivre avec l’étranger. L’unité de survie est aujourd’hui la survie commune. De là le nouvel impératif catégorique: Comporte-toi toujours de telle façon que la maxime de ton comportement reste compatible avec la croissance de l’improbabilité des formes de vie futures’.”
Il faut donc changer notre vision du monde, conclut Yves Charles Zarka, et dire que le destin d’un peuple ou d’une nation ne peut se concevoir isolément, comme séparé de ce qui l’environne. […] La citoyenneté politique, liée à un territoire national, c’est-à-dire à des frontières historiques déterminées ne doit pas oublier la citoyenneté cosmopolitique, la seule citoyenneté qui soit naturelle et par laquelle nos destins individuels ou nationaux s’inscrivent dans le destin commun de l’humanité. […] Plus rien de ce qui nous concerne ne peut être directement ou indirectement isolé de ce qui se passe dans le monde. Considéré ainsi, ce qu’on a appelé le ‘problème’ de l’immigration peut prendre une tout autre signification.”

Mustapha Harzoune : “Fleurs de méninges”, Hommes et migrations [En ligne], 1292 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 01 octobre 2016. URL : http:// hommesmigrations.revues.org/631 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.63

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