Qu'est-ce qu'un conflit ethnique? (Eric Hobsbawm)

Quels sont donc les traits caractéristiques d'un conflit ethnique? Pour l'essentiel, il s'agit de conflits localisés au sein d'un pays, ou qui traversent plusieurs pays. Encore que l'idéologie nationaliste ou intégriste qui prétend que les pays doivent coïncider avec des unités religieuses ou ethniques aient fini par introduire un élément «ethnique» dans les conflits internationaux. On sait pourtant que les pays qui correspondent à une seule ethnie sont extrêmement rares, tandis que les États mono-religieux sont plus fréquents. L'homogénéité ethnique au sein d'un État est encore plus rare, si nous rejetons la définition officielle et idéologique de l'ethnicité nationale, qui, le plus souvent, est fort récente. Jusqu'en 1918, l'Allemagne se composait dans les faits et même officiellement d'un ensemble de «peuples» - «tribes» - (les Bavarois, les Saxons, etc.) et de principautés. Le «peuple allemand» n'existait pas. Une personne était allemande parce qu'elle appartenait à l'un ou l'autre de ces peuples. Il a fallu attendre un décret d'Hitler en 1934 pour que le principe soit inversé: dorénavant, une personne est d'abord allemande, et bavaroise ou souabe en vertu du fait qu'elle est allemande. En théorie, il n'y a pas de raison pour que la Bavière ne se mette pas à développer un nationalisme séparatiste comparable à celui de l'Écosse, et sur des fondements similaires.

Fondamentalement, un conflit ethnique n'est pas un conflit d'État. Il y manque le cadre institutionnel et l'organisation de l'État, c'est-à-dire ces statuts formalisés, ces droits et ces devoirs que la loi de l'État établit, et que l'autorité de l'État et son appareil de répression imposent. Il y manque les frontières soigneusement tracées entre les pays, et plus encore, les uniformes et autres signes distinctifs qui, dans les conflits, désignent les combattants, par opposition aux civils, ainsi que les conventions qui obligent à reconnaître des éléments neutres et des intermédiaires. Bref, chaque fois qu'un conflit ethnique tourne à la guerre, il prend les allures d'une guerre civile à ses débuts, plus que d'une guerre nationale. C'est pour cela qu'il est aussi plus terrifiant, plus imprévisible et plus cruel qu'une guerre entre États, même s'il n'est pas toujours plus meurtrier. Les gens qui ont vécu la guerre civile et la guerre tout court considèrent en général que la guerre civile est pire.

Pour quelles raisons? Justement parce que les mécanismes dont l'acceptation fonde l'ordre public ont disparu. L'argument de Hobbes pour qui un État inique et déficient sera toujours mieux que pas d'État du tout, sa vision de l'état de nature et de l'anarchie, ont une vérité criante que bien des gens, dans l'ex-URSS, ou dans l'ex-Yougoslavie, pourraient attester. L'Inde a derrière elle une longue histoire de conflits locaux, d'émeutes, d'affrontements meurtriers. D'ailleurs, à l'heure actuelle ces conflits sont en phase aiguë. Pourtant, le nombre des Hindous, des Musulmans et des Sikhs morts au cours de ces affrontements ne représente qu'une fraction des centaines de milliers de personnes tuées au cours de la partition du subcontinent en deux États, pendant les quelques mois où l'autorité de l'État n'était plus exercée, ni par l'Empire, ni par les nouveaux États, principalement dans les zones de frontières indécises.


Tant que le régime tsariste est resté en place, les pogroms contre les Juifs ont gardé des proportions restreintes, en dépit de l'antisémitisme officiel. Si l'on enregistrait 40 à 50 morts, comme à Kishinev en 1903, c'était considéré comme un chiffre exorbitant, et même pendant les troubles de 1905-1906, le nombre de Juifs tués en Ukraine où les tensions ethniques étaient explosives n'a pas dépassé 800. Par contre, durant les années de guerre civile, entre 1918 et 1920, les données partielles pour 530 communautés dans la zone de résidence des Juifs indiquent 60000 morts, alors que l'Armée rouge punissait les actes de violence antisémite qui se commettaient de son bord. Il y a eu à ce moment-là des pogroms qui tuaient d'un coup des centaines, voire des milliers de personnes. Avec le rétablissement d'un pouvoir d'État unique et reconnu, le conflit ethnique est à nouveau passé sous contrôle. En fait, la principale condition pour contrôler les conflits ethniques, c'est l'existence d'un État effectif, doté de pouvoirs réels. C'est ce qui a permis de garder le contrôle sur le conflit en Irlande du Nord. C'est aussi la raison pour laquelle il est dangereux et mal avisé de réclamer le retrait des Anglais. À l'inverse, l'armée syrienne a rapidement mis fin à la guerre civile libanaise qui devenait incontrôlable. Évidemment, aucune de ces armées d'occupation ne soulève l'enthousiasme, encore que, s'il fallait choisir, on préférerait sans doute l'occupation militaire anglaise que syrienne. Mais l'une et l'autre sont pourtant bien meilleures que toutes les autres éventualités. En règle générale, les conflits ethniques n'ont pas une force propre suffisante pour détruire la paix et l'ordre public, s'ils ne reçoivent pas d'aide. Mais on trouve quelques exemples du contraire, comme au Sri Lanka, dans les années 1980. Somme toute, le conflit ethnique serait un désagrément comparable à un banal refroidissement, si le pouvoir d'État, ou l'effondrement de l'État ou son abdication ne le transformait en affection mortelle, quelque chose comme un cancer du poumon. Dans quelle mesure les frictions ethniques peuvent être contrôlées, jusqu'où peut aller l'appartenance ethnique dans un pays, cela dépend bien souvent de la politique de l'État. C'est la première et la plus importante leçon à retenir pour qui veut garder le contrôle sur les conflits ethniques.

Eric Hobsbawm





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