Sémiologie du tee-shirt bavard

Laure Murat, liberation.fr

C’est la rentrée. Les touristes et les Parisiens qui déambulent dans les rues sont encore en tee-shirt. Tous disent quelque chose de plus ou moins agressif (je parle des tee-shirts) : «Private Access», «Superman», «Appelez-moi Madame», «Tu danses ?», «I am the boss», «I § rien. I’m Parisien», etc. L’avez-vous remarqué ? On ne peut pas se promener dans la ville ou prendre les transports en commun sans lire quelque chose étalé sur la poitrine de nos voisins. Certains raffinent («Boy/George/Pompidou»), d’autres nettement moins («Je suis une princesse et je t’emmerde»), jouent sur le politiquement correct et son ironique subversion («Save Water. Drink Wine»), s’amusent avec de caustiques tautologies façon Magritte («Text goes here»). Il y a une quinzaine d’années, les tee-shirts colportaient surtout des représentations graphiques, dessins psychédéliques ou photographies imprimées, jusqu’à ce que grandissent les logos, désormais dopés aux stéroïdes, à l’image du coq français ou du joueur de polo de Ralph Lauren version XXL. Mais aujourd’hui, ce sont surtout les phrases, les mots, les slogans dont nous sommes abreuvés en permanence, le plus souvent en anglais. «I am the best», jurent-ils, «Fly Emirates», répètent-ils, «Go with the flow», bégaient-ils. Que signifie cette généralisation du vêtement bavard ?

Dans Système de la mode, Barthes montre que la mode est une formidable machine à produire des signes vides. Non pas que la mode «ne signifie rien». Elle signifie «rien». Nuance. En ce sens, ses énoncés sont désaliénants. L’irruption et la dissémination du mot dans l’industrie textile, soit la fusion de la linguistique et de la sémiologie, changent-elles quelque chose à cet état de faits ? Depuis les années 70, le tee-shirt à messages revendique une opinion politique (pauvre Che Guevara…), des goûts musicaux (AC/DC, Motörhead, j’en passe), un soutien sportif (n’importe quel club de football ou numéro célèbre), quand il ne se fait pas tout simplement le promoteur d’une marque quelconque. Mais depuis quelques années, l’exigence déclarative a pris un caractère que je n’hésiterais pas à qualifier d’ostentatoire. Plutôt que de signaler une affiliation, le tee-shirt revendique désormais dans l’espace public un trait de caractère, une personnalité, une orientation sexuelle, bref, une identité. Il fonctionne le plus souvent comme un avertissement. C’est un logo(s) de soi-même. Exactement à la manière du tatouage.

Car cela non plus ne vous aura pas échappé :  rares sont les corps qui aujourd’hui ne sont pas marqués, d’une manière plus ou moins loquace ou explicite. Qu’on se fasse graver le nom de son amant ou de son amante, celui de ses enfants ou de son philosophe préféré avec citation à l’appui, c’est toujours une déclaration de principe et d’appartenance - je t’ai dans la peau, dit le tatouage. Il y a peu, un magazine féminin proposait même à ses lectrices quarante idées de phrases à se faire tatouer, tout un programme, assez niaiseux dans l’ensemble, allant de «Be happy» ou «La vie est belle» à «On ne naît pas femme, on le devient».

La chose peut paraître anecdotique, elle me semble relever au contraire d’un air du temps qui mérite réflexion. Le tee-shirt annonce la couleur et résume la personne en un clin d’œil comme le profil Facebook ramasse une vie et une carrière, Match.com donne en quelques phrases vos mensurations psychologiques, Twitter ramasse votre opinion en 140 caractères, Wikipédia vous donne en un clic l’essentiel à savoir sur un sujet qu’on se dispensera de creuser, le Coran pour les nuls suffit au savoir théologique des apprentis jihadistes. Cette culture du raccourci et de l’ersatz, de l’abrégé et de la synthèse affecte les journaux dont les articles sont de plus en plus courts, les ministres de la Culture qui n’ont pas le temps de lire Modiano, le discours politique dont on ne retiendra plus que «la petite phrase», le plus souvent à l’emporte-pièce, de type Le Pen ou Trump.

Car cette culture, c’est avant tout celle de la brutalité. Faut-il y voir les conséquences de l’idéologie néolibérale et de son obsession de l’efficacité et du rendement immédiat ? Des nouvelles technologies qui vont avec ? Toujours est-il que, le rétrécissement du temps étant de plus en plus tyrannique, le message se doit d’être à chaque fois plus visible et immédiat, les méthodes plus rapides et plus performantes.

Mon conseil ? Lisez le Grand Jeu, de Céline Minard. C’est un livre serein sur l’inquiétude, qui cherche à savoir comment vivre «- dans le Temps», aurait ajouté Proust. Car il n’y a guère d’autre alternative, quoi que l’époque en dise.

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