Est-on responsable de son addiction ? Le problème du paternalisme moral

La drogue n'est plus un stigmate ou une souillure, mai
s un symptôme.

Aujourd'hui, les drogués sont considérés comme des malades. Hier, ils étaient des vicieux, avant-hier des possédés. On pourrait croire à un progrès : les toxicomanes ne sont plus persécutés ni blâmés, mais soignés.

La drogue n'est plus un stigmate ou une souillure, mais un symptôme. Toutefois, ces trois visions de la dépendance ont en commun de poser l'addiction comme extérieure à l'individu — le démon à exorciser, le vice à corriger, le bacille à éradiquer. On aurait d'un côté un individu sain et indépendant, de l'autre l'impasse d'une addiction qui l'aspirerait malgré lui.

Le retour du paternalisme

Or la réalité semble contredire cette conception victimaire : la drogue est choisie dans son origine, sa consommation, ses excès et, pour la minorité d'individus qui deviendront réellement toxicomanes, dans sa poursuite indéfinie. Il n'est qu'à écouter les gens : ils veulent la substance ou l'activité qui leur manque (boire, fumer, jouer, arrêter de manger, etc.) et le disent, tout en niant souvent qu'il s'agisse d'une addiction — puisqu'ils veulent ce qu'ils font. Ils le disent, s'en vantent, et dédaignent la sobriété.

On objectera qu'ils sont drogués et que c'est la substance qui parle à travers eux, comme on dirait de fous ou de somnambules. Sauf qu'un drogué ne délire pas plus qu'il ne dort. On soulignera alors leurs regrets du matin, leurs dénis, leurs bonnes résolutions impuissantes, bref toutes ces déclarations qui, contredisant leur comportement, semblent dénoter une aliénation rédhibitoire. Sauf qu'à ce régime, nous devrions tous être considérés comme des malades. Personne ne vit conformément à ses convictions.

Même les pires cyniques et les pires assassins ont un code de l'honneur minimal — qu'ils contredisent par leurs croyances et leurs crimes. C'est le problème du paternalisme moral qui, voulant faire le bien des gens malgré eux, ne peut établir de frontière nette entre les anormaux à corriger, la foule à surveiller et les modèles à imiter, le mal étant moins à l'extérieur du normal, que coulé en lui, comme les idées dans le langage.

Victimes ou adorateurs ?

Il faut donc partir de la réalité, qui est que tous les drogués adorent la drogue, la valorisent, la théorisent, et vont jusqu'à vénérer leur usage, et mépriser les profanes. Quel alcoolique ne s'est pas prévalu de courage et d'authenticité virile ? quel junkie des altitudes mystiques de ses flashs contre les platitudes sournoises du quotidien ? quelle anorexique du spectacle de sa minceur contre l'infâme bourrelet de la satiété ? quel joueur de poker du frémissement d'une bonne main contre l'attente d'un monde dévitalisé ? quel fumeur ne moque l'hygiénisme pusillanime des non-fumeurs ?

Ainsi, selon cette cocaïnomane à la mode, quand on se drogue, “ce sont les gens qui n'en prennent pas qui se retrouvent en marge. [...] Au bout d’un moment, j’ai eu une sorte de répugnance envers eux.” (“La cocaïne, de la poudre aux yeux”, Paris Match, 20 mars 2014). La drogue fait centre et manque pour toujours à ceux qui y renoncent. Tout simplement parce que la drogue, c'est génial. Et c'est précisément la raison pour laquelle on en prend, malgré la dépendance, la stigmatisation sociale, la déréliction, la maladie, la mort.

Trop génial.

Comment soigner ?

Ainsi, on veut soigner des individus qui ne veulent pas guérir. Problème commun aux médecins dont les patients veulent être guéris d'une maladie, sans vouloir changer le mode de vie qui la cause (mauvaise alimentation, stress, abus, sédentarité). De même, le toxicomane aimerait supprimer la drogue tout en conservant la vie qui l'appelle. D'où ce balancement perpétuel des drogués entre jouissance et contrition, mauvaise vie et bonne résolution, engloutissement et dégoût. L'addiction consiste dans cette alternance. “Un alcoolique, c'est quelqu'un qui ne cesse d'arrêter de boire” dit Gilles Deleuze (“Lettre B comme boisson”,Abécédaire, 1988).

C'est maître Puntila qui passe du dédain impassible à la bonhommie imbibée, Jekyll concoctant la potion qui tout à la fois crée et l'isole de Hyde, symbole de sa dipsomanie. Pour Sartre, les “réformes de soi” par lesquelles l'individu tente ponctuellement de se changer, mais échouent faute d'infléchir son “projet originel”, participent de la même oscillation (L'Être et le néant, Tel, Gallimard, 2005, p. 516).

Recréer un monde

Aussi la “guérison” des toxicomanes émerge-t-elle moins de la fin d'une “maladie” que du renoncement à ce projet fondamental, cette vie fabuleuse, ce plaisir gratuit, ce sentiment fugace de surpuissance qui éclipse les plaisirs, modestes mais plus consistants, de la vie réelle. Si “l'ombre est l'âme de la proie”, comme le dit joliment Drieu la Rochelle (Histoires déplaisantes, L’imaginaire, Gallimard, 1988, p. 129), c'est que, pour se retrouver, il faut sans doute lâcher et la proie, et l'ombre.

Bref, pour arrêter de se droguer, il ne faut pas arracher un mal, mais renoncer à un bien, à ce monde de rêve qui paraît comme “la vraie réalité”, à ce “goût de l'infini” (Les Paradis artificiels) qui nous détourne de l'infinitésimal du réel. Dès lors, on se rend compte que la petitesse des choses n'est que l'effet d'optique d'un appétit en expansion, dont l'énergie seule, une fois comprimée dans la chambre étroite du réel, pourra recréer un monde.


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