Qu'est-ce qu'une femme ?

Question absurde et polémique.

Qu'est-ce qu'une femme ? Question absurde et polémique. Absurde parce qu'on sait très bien ce qu'est une femme, aussi bien qu'un homme, une carte postale ou de l'eau. Une femme est un être humain de sexe féminin. Définition génétique, définition pauvre mais définition claire.

La question est également polémique, parce qu'elle constitue un enjeu central de la société, certain(e)s diront : le seul. Une femme, en effet, est à la fois l'origine de la société (par la reproduction biologique à laquelle elle est assujettie), son moyen (par le désir sexuel dont elle est l'objet et parfois la victime) et son but (par la "sublimation" culturelle qu'elle suscite). Une femme crée, occupe et fait avancer la société : on comprend qu'elle n'apparaisse pas seulement aux hommes comme le trophée pour lequel ils se battent (d'où la dimorphie de leur carrure), mais comme un objectif stratégique à soumettre.

C'est ainsi que la femme s'est trouvée réduite à ces trois dimensions : la gestation biologique, la gestion familiale et la grâce culturelle.

Marginalisée dans les trois espaces "périphériques"

La définition de la femme est ainsi immédiatement aspirée par une définition sociale qui la rattache à des fonctions précises — et donc secondaires —, tandis que l'Homme, à l'image du masculin dans la langue, garde jalousement le privilège de l'universel, d'une humanité qui n'a pas de "nature, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir" (Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme).

La femme, triple centre de la société, se trouve marginalisée dans les trois espaces “périphériques” de l'affection maternelle, de l'intendance privée, de la beauté des apparences. La société produit ainsi ce paradoxe que l'être le plus précieux est aussi le plus dévalué.

Cette inversion des valeurs a longtemps prétendu s'établir sur une différence naturelle : la femme était "naturellement" inférieure à l'homme — physiquement (dimorphisme sexuel) affectivement (les hormones), intellectuellement (la boîte crânienne), moralement (une nature sensuelle et passive).

Inversion des valeurs

Plus encore : la féminité consistait dans cette rétrogradation de l'humanité (des Hommes accédant à l'universel de l'idée), à l'animalité (des femmes, cantonnées au déterminisme biologique). L'opposition entre la transcendance d'esprits libres et l'immanence de corps domestiqués s'inscrivait dans la génétique : les uns en étaient libérés, les autres saturés.

La hiérarchie sociale pouvait ainsi inverser la valeur réelle de la femme, non pas en dénigrant ses qualités spécifiques (en quoi l'affection serait-elle pire que la violence ? le pragmatisme que la spéculation ? la beauté que le béton ?) mais en les définissant comme l'expression involontaire d'une nature persistante. Seules la violence (de la liberté), la spéculation (de l'idée) et la substantifique moelle (de la vérité) seraient proprement humaines en ce qu'elles permettraient, détachées des liens, des réalités, des corps, de prétendre à l'autocréation, à la manière du Dieu biblique qui se donne forme (“Dieu créa l'homme à son image”).

Aussi la femme n'était-elle, dans cette optique, qu'un être second découlant de cette auto-positionnement premier.

"Une chambre à soi"

La définition de la femme rencontre donc deux problèmes corrélés. D'abord, il semble que pour sortir de cette aliénation millénaire, il faille gommer tout ce qui la différencie des hommes — puisque chaque différence est l'occasion d'une double dévalorisation, par le principe même qui prive toute fonction particulière et sexuée de l'absolu d'une humanité indéfinie, puis par la déconsidération de ces fonctions mêmes, dès lors empreintes des lourdeurs d'une nature arriérée.

Pour être pleinement humaine, la femme devrait être un homme comme les autres. Le problème, c'est qu'on perd alors le bébé avec l'eau du bain : en voulant gommer toute hiérarchie, on s'interdit par là même toute définition substantielle, comme si l'on devait d'abord nier la différence moyenne des tailles entre les femmes et les hommes pour préserver leur égalité en tant que personnes. Pour sauver la femme, il faudrait la faire disparaître — tout au moins la faire disparaître de la circulation afin que, dans "une chambre à soi" (Virginia Woolf), elle puisse exister en toute indépendance.

Humanisme sans contours ou humanité aveugle ?

Le deuxième problème est que la définition substantielle de la femme implique, du coup, une définition substantielle de l'homme — sans quoi l'on finirait tôt ou tard par faire de l'un le négatif de l'autre. La féminité va créer une homanité (plutôt qu'une masculinité : il faut défaire les derniers vestiges d'un paternalisme qui appelle homme un humain et femme une épouse).

Le risque est alors de perdre l'humain lui-même. En effet, l'humanité, soudain dépourvue de la nature potentielle d'un être supposément asexué (l'Homme n'a pas de sexe), privée de cette conscience non située de l'absolu, divisée entre deux êtres hétérogènes, perd alors son accès à l'universel et cette capacité, ô combien unique, de s'autodéfinir. N'est-on pas, déjà, homme ou femme ?

La question “qu'est-ce qu'une femme ?” nous place donc dans une alternative curieuse, entre une humanité sans caractéristiques et une conscience régionalisée. Soit un humanisme sans visage ou une humanité aveugle.

Accéder à l'universel

La solution est, comme toujours, dans la façon de poser le problème. Non pas en termes de nature, mais de trajectoire. Hommes et femmes, tout comme trans, gays, lesbiennes, queers, ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes, et en cela l'humanisme a raison : ils/elles sont également capables d'accéder à l'universel, la spéculation, la parentalité, la violence, l'attachement. Bref, à toute la palette d'émotions, de vertus, de capacités physiques et intellectuelles qui constituent un être humain.

Il y a toutefois des caractères moyens qui distinguent les uns des autres, qui sont des tendances plus que des formes, une géographie initiale plus qu'une géométrie éternelle.

Il faut définir ces tendances comme des lieux dont on sort, plutôt que des essences qui nous suivent — ou alors seulement, par choix. Ronda Rousey, première championne de MMA (Arts martiaux mixtes, interdits en France), ne dit rien d'autre quand elle affirme, alors qu'elle dort dans sa voiture, ayant pratiquement tout perdu après une médaille de bronze de judo aux jeux Olympiques, mais décidée à remporter le titre mondial : "This is my situation, but this isn't my life" (My Fight/Your Fight, Regan Arts, 2015).

Le particulier comme point de départ

Alors qu'elle ne mentionne jamais la difficulté d'être une femme dans un monde d'homme (le MMA ne comportait pas de championnat féminin avant elle), il est impossible d'ignorer que sa beauté et sa féminité ajoutent encore à sa victoire finale, non qu'elle ait réussi grâce à ou en dépit de sa féminité, mais parce qu'elle a triomphé, précisément, en tant que femme.

La femme est donc parfaitement égale à l'homme, ce qui n'exclut pas des tendances, c'est-à-dire des points de départ singuliers plus ou moins partagés.

Pas d'opposition ici, entre particulier (femmes, homme, lesbienne, trans...) et universel (l'humanité comme idéal) si l'on entend l'un comme une origine permettant l'appui, l'autre comme une visée enrichie par toutes les manières d'y tendre. C'est en cela que la différence entre homanité et féminité est comparable à la différence entre cultures : elles ne sont que des façons singulières de produire l'universel.


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